Simulation en socio-ethnologie

Introduction

Utiliser l'informatique pour la simulation dans le domaine des sciences sociales est une idée plutôt nouvelle. Bien que les premiers exemples datent des années 60, la simulation a commencé à se répandre dans les années 90. Le potentiel est énorme : la simulation est un excellent moyen de modéliser et de comprendre les processus sociaux. L'introspection du futur est une utilisation classique de la simulation : s'il est possible de développer un modèle qui reproduit de façon fidèle les côtés dynamiques d'un comportement, alors on peut simuler le passage du temps et observer le futur !

La simulation offre plusieurs avantages :

La raison majeure de l'intérêt grandissant pour la simulation par ordinateur vient de son potentiel à découvrir les conséquences des théories des sciences sociales. Les sociologues peuvent construire des modèles très simples qui se focalisent sur des aspects minimes du monde social et observer leurs théories sur une société artificielle qu'ils ont construite. Pour réussir, il est nécessaire de formaliser les théories, qui sont habituellement formulées de façon textuelle, pour transformer en programme. Le processus de formalisation, qui requiert de la précision dans l'interprétation de la théorie, est une discipline à part entière. Ainsi, la simulation par ordinateur a un rôle similaire dans les sciences sociales aux mathématiques dans les sciences physiques.

Jusqu'à présent la micro-simulation, la simulation centrée objets ou la simulation individu-centrée constituaient les techniques les plus employées, mais progressivement elles se voient remplacées par la simulation multi-agent. En effet, cette dernière s'adapte à un nombre croissant de secteurs, et possède une capacité à appréhender des modèles très différents d'individus, des entités très simples (par le biais d'agents réactifs) aux entités plus complexes (à l'aide d'agents cognitifs). Cette technique offre une ouverture sur les niveaux de représentation (par exemple individus, groupes d'individus) ce qui en fait le choix privilégié pour la simulation de systèmes complexes dans de nombreux domaines (sociologie, écologie, biologie, …).

La simulation multi-agent est une branche active des systèmes multi-agent. Elle utilise les résultats des recherches qui portent non seulement sur la conception individuelle d'agents et de leurs propriétés (autonomie, sociabilité, proactivité, réactivité…) mais aussi sur les capacités d'organisation et de fonctionnement en interaction. Les agents sont capables de mettre en place des mécanismes de communications, de coopération, de coordination ou de négociation, ce qui leur permet d'accomplir un ensemble de tâches en tirant parti de leurs compétences individuelles, tout en exploitant les bénéfices de l'organisation qu'ils forment.

La grande expressivité des modèles de simulation multi-agent ont facilité le dialogue avec des non-modélisateurs ou des non-spécialistes des sciences sociales, et a permis d'inclure explicitement les modèles des individus et des acteurs au sens sociologique dans le système modélisé. Des domaines d'applications des modèles multi-agent très vastes ont vu le jour : par exemple, des modélisations de comportements de foules pour déterminer les meilleurs emplacements des sorties de secours, la modélisation de phénomènes de croissance urbaine, de migration intra-urbaine ou encore pour réaliser des scénarios, rétrospectivement, en paléontologie.

Dans cet exposé, nous nous intéresserons dans un premier temps à la simulation de migration de population puis dans un second temps à la simulation des dynamiques d'opinions dans les réseaux sociaux.

Migration de population

La migration, pour les humains, est définie comme le mouvement d'individus d'une place à une autre ou d'une population à une autre. Les populations dans leur région natale sont caractérisées par des taux de naissance, de mortalité et une population résultante croissante ou décroissante. Les migrants délaissent leur population d'origine et doivent arriver dans une autre.

La simulation de la migration de population trouve immédiatement de vastes champs d'applications. Elle est un moyen intéressant pour la recherche urbaine et ses nombreuses disciplines scientifiques : citons la sociologie, l'écologie urbaine, la démographie, la géographie, l'urbanisme, l'architecture, l'économie, l'histoire, les sciences politiques, l'épidémiologie, l'anthropologie…

Les processus migratoires et de mobilité agissent à différentes échelles et interagissent fortement avec les processus démographiques, économiques et culturels. Par exemple, la demande de travail peut influer sur la migration dont elle dépend (rétroaction). L'analyse de la migration dépend donc du domaine du chercheur qui les étudie, mais peut être orientée sur trois axes :

Les modèles doivent être implémentés à l'aide des experts dans les domaines comme le marché du logement, le marché du travail ou l'influence des réseaux sociaux. Un laboratoire artificiel se doit donc d'être basé sur une approche multi-modèle : un travail multi-disciplinaire et donc compliqué à mettre en œuvre à cause des différences dans les choix d'unités et de gestion du temps. Une solution informatique générique est donc difficile à implémenter.

La démarche orientée agent permet aux thématiciens d'avoir une appréhension aisée des concepts de la modélisation via la manipulation d'agents conceptuels. La mise en place consiste à associer à des agents un ensemble de comportements. La dynamique du système est décrite à l'aide des activités (changements d'états, créations, destructions…) qui peuvent être systématiques, probabilistes, immédiates ou reportées. Elles permettent d'intégrer simplement des modèles agissant à la même échelle.

La simulation multi-agent permet également de réellement prendre en compte l'espace dans la modélisation. Deux approches coexistent mais sont souvent considérées comme inconciliables : l'agent modélisé peut être acteur ou spatial. Ainsi dans SimPop, par exemple, les agents sont des villes, on modélise alors réellement l'espace, il ne s'agit plus d'un paramètre. Le système devient alors le siège des concepts géographiques qui peuvent lui être associés.

Un individu peut être étudié de plusieurs manières. Il peut être caractérisé par un réseau de relations sociales, il devient alors le nœud de ces réseaux, évoluant dans plusieurs sphères (famille, entreprise, habitant d'un quartier, adhérent d'une association). Une autre manière consiste à appréhender les différentes étapes de sa vie (modèle de DESTINIE) :

Dans le modèle que nous allons présenter, les individus sont assimilés à des groupes sociaux.

Le modèle

La modélisation de la migration de population est basée sur le principe des enchères anglaises multi-objets : les acheteurs peuvent varier le prix qu'ils proposent mais aussi la quantité. Ici, une enchère correspond à l'assignation d'un ensemble de logements à un certain nombre de groupes sociaux. Les vendeurs, ici les arrondissements, ouvrent un processus d'enchère pour chaque groupe de logements disponible. Chaque acheteur, ici un groupe social d'un arrondissement donné) peut participer à différents processus d'enchère dans chaque arrondissement.

Les agents, appelés aussi entités, sont :

Les activités sont exécutées à chaque pas de temps :

Les relations entre les entités, appelés liens sont :

Les actions de chaque agent peuvent influencer la décision des agents qui sont prêts à migrer, dans la mesure où ils modifient l'attraction vers les différents arrondissements en engendrant des nouvelles densités de populations et d'utilisation de terrain. Le système effectue un ensemble d'itérations pendant lesquelles les différentes activités sont effectuées. Il est donc possible d'observer en temps réel ou de calculer plusieurs centaines d'itérations.

L'équipe de Diane Vanbergue a effectué de nombreux travaux sur la migration urbaine, et les résultats de sa simulation orientée agents grâce à ce modèle se sont avérés incroyablement proches de la réalité. Ses travaux ont utilisé la plate-forme Mminus, qui semble être la plus perfectionnée pour la simulation de migration de population.

Dynamique d'opinions dans un réseau social

La compréhension de la répartition des opinions dans une population est un processus crucial pour la dynamique des changements politiques, des dérives de préférences ou des montées ou des chutes des groupes d'intérêts.

Les différentes études anthropologiques classiques ont montré que la prise de décision dans des groupes d'individus était relative aux variables suivantes :

Une théorie des années 60 (The Social Judgement Theory) décrit la façon dont les individus changent leur opinion après avoir été confronté à une autre. Le modèle de base montre que bien que la qualité des arguments puisse déterminer le niveau de persuasion d'une personne, la plupart des gens favorisent les opinions qui sont proches des leurs, et rejettent les plus distantes. Cette théorie a été intensivement testée en laboratoire, mais la simulation multi-agent fournit une méthodologie capable de la déployer sur des populations très grandes. Cependant les systèmes multi-agents peuvent engendrer des dynamiques complexes à partir de comportements individuels très simples (exemple du dilemme du prisonnier)

Plusieurs chercheurs ont travaillé sur la manière dont les opinions, les attitudes ou les votes ressortent d'une interaction locale entre les gens. Certains ont travaillé sur des opinions binaires (Latane & Nowak, 1997 ; Galam 1999) et d'autres sur des opinions à valeur continue où l'influence dépend de la distance (Deffuant et al.,2001 ; Weisbuch et al., 2002 ; Hegselmann et Krause, 2002 ).

Le modèle

Il existe une série de spécialisations du modèle général :

Ici, nous nous intéressons au modèle de l'influence sociale (Bounded Confidence). Pour mieux comprendre la situation finale en fonction des paramètres initiaux, nous présentons ici plusieurs cas de figures :

Cas homogène

Dans ce cas, tous les agents ont la même incertitude, et celle-ci reste constante tout au long de la simulation.

Exemple de simulation avec population homogène en incertitude (u=0,4) (F.Amblard, 2003)

Dans ce cas, les opinions dominantes s'amplifient en absorbant les opinions situées à une distance u, et engendrent la formation de groupes d'opinions.

Introduction d'extrémistes

Il s'agit ici d'introduire des hétérogénéités dans l'incertitude : au départ nous aurons des extrémistes et des modérés. Les extrémistes ont une opinion située aux extrémités de la distribution des opinions, et sont plus sûr d'eux (u faible). La fonction de transition va engendrer des modifications de l'incertitude des individus.

L' axe des abscisses représente le temps (en nombre d'itérations), l'axe des ordonnées représente les opinions, et l'échelle des couleurs l'incertitude (l'incertitude augmentant du rouge au vert). Chaque trajectoire permet ainsi de suivre l'évolution en opinion et en incertitude d'un individu au cours de la simulation.


Exemple de simulation avec proportion d'extrémistes élevée (25%) (F.Amblard, 2003)

Exemple de simulation avec proportion d'extrémistes faible (10%) (F.Amblard, 2003)

L' axe des abscisses représente le temps (en nombre d'itérations), l'axe des ordonnées représente les opinions, et l'échelle des couleurs l'incertitude (l'incertitude augmentant du rouge au vert). Chaque trajectoire permet ainsi de suivre l'évolution en opinion et en incertitude d'un individu au cours de la simulation.

Nous observons des cas pour lesquels la majorité de la population devient extrémiste et des cas où les agents modérés ne sont pas influencés par les extrémistes. Pour des incertitudes faibles et modérées, l'influence des extrémistes est limitée aux individus qui étaient initialement proches d'eux. Pour des incertitudes plus élevées, la population tend à converger vers un seul extrême ou vers une bipolarisation.

Réseaux sociaux

Dans les cas précédents, nous avions une interaction complètement connectée. Pour simuler les réseaux sociaux, il suffit d'introduire un graphe d'interaction.

On peut utiliser une grille régulière avec voisinage de Von Neumann : chaque agent a quatre voisins.
Nous observons alors deux cas de figure : des opinions fortement fragmentées et des convergences vers les deux extrêmes. Le cas de convergence vers un seul extrême ne se présente plus. Lorsque les individus sont peu modérés (ui faibles), un grand nombre de groupes apparaît car ils ont tendance à être isolés. En effet, il y a de fortes chances que leurs voisins aient une opinion trop éloignée pour être influencé ou être influent. Par contre pour une incertitude élevée, les individus trouvent plus facilement un interlocuteur dans leur voisinage. L'influence des extrémistes se propage sur le graphe, tout d'abord en attirant leur propre voisinage puis les autres. La contamination s'arrête quand le groupe formé rencontre un autre groupe d'opinion opposé.

Il est également possible d'utiliser le modèle b de Watts (1999) qui permet de générer des graphes aléatoires en effectuant un bruitage d'une structure régulière comme le graphe complet par exemple. On appelle ces graphes d'interactions les "small worlds".
Il est alors possible d'observer une transition de la convergence vers deux extrêmes à des cas de convergence vers une seule extrême quand la connectivité augmente. Pour de faibles connectivités, chaque extrémiste influence son voisinage qui devient rapidement extrémiste à son tour. Nous obtenons alors plusieurs groupes chacun étant en général contrôlé par un extrémiste, conduisant à une convergence vers deux extrêmes. Quand la connectivité atteint un seuil critique, la population tends à se regrouper au centre, ce qui donne la possibilité d'un déplacement global vers un seul extrême. Les cas de convergence centrale apparaissent quand la majorité au centre perd contact avec les deux extrêmes.

L'application à d'autres contextes des modèles et simulations présentés est facilitée par leur simplicité. Il serait intéressant d'ajouter un mécanisme de répulsion pour l'appliquer à la dynamique d'attitudes ou encore d'ajouter une composante spatiale pour l'application à des domaines réels.

Plateformes et projets

Sources

Migration

Opinions